Artension présente sur 8 pages, dans son n°127 (septembre / octobre) l'œuvre brute de Ni Tanjung, artiste balinaise. Ce reportage exceptionnel a été réalisé par l'ethnologue genevois Georges Breguet et par Lucienne Peiry, directrice de la Collection de l'Art brut à Lausanne jusqu’en 2011, et désormais directrice de la recherche et des relations internationales de ce lieu.
En complément de cet article, voici, dans leur intégralité, les réponses de Lucienne Peiry à nos questions.
Quand et comment avez-vous été informée de l’existence de cet œuvre ?
Pour toute découverte d'Art Brut, une personne "sentinelle" joue à chaque fois un rôle fondamental: c'est un ami, un voisin ou un parent, qui est proche du créateur et qui joue le rôle d'intermédiaire. Dans le cas de Ni Tanjung, c'est l'ethnologue genevois, Georges Breguet, connaisseur de Bali, qui a découvert son œuvre. Un jour, il m'a montré des photographies de son autel de pierres peintes et m'a demandé si ce travail m'intéressait et si cela pouvait être considéré comme de l'Art Brut. J'ai répondu avec empressement, évidemment! C'est grâce à lui aussi que la Collection de l'Art Brut a bénéficié de très nombreuses donations de ses productions.
Qu’a fait, concrètement, la Collection de Lausanne pour permettre à cette artiste de s’exprimer ?
Nous avons immédiatement réalisé un film documentaire (de Erika Manoni) sur Ni Tanjung et sur son extravagant environnement afin de documenter ce travail. Aujourd'hui, comme cet autel n'existe plus, ce court-métrage a d'autant plus de valeur puisqu'il s'agit d'un témoignage unique, qui garde la mémoire de l'œuvre disparue. Par ailleurs, le musée a accueilli ses dessins qui sont conservés et étudiés. En échange des donations, nous avons confié de l'argent à Georges Breguet qui lui rend visite régulièrement et s'occupe d'améliorer son quotidien, notamment par l'achat d'un bon matelas.
Qu’est-ce qui vous touche dans l’univers de cette artiste ?
Ni Tanjung vit dans une petite chambre plongée dans la semi-obscurité. Cette vielle dame de 85 ans, est grabataire, trop fragile pour se lever et soutenir son corps, pourtant menu et décharné. Recluse dans cet espace exigu, Ni Tanjung est recroquevillée dans une existence misérable. J'ai senti l'épaisseur de sa solitude au moment où je suis entrée en contact avec elle. Malgré ces conditions terribles, elle enchante ses nuits par la création fiévreuse de figurines colorées qu'elle dessine et découpe avec soin. Je suis touchée par son théâtre nocturne privé, par ses mises en scène troublantes et délicates, par la puissance de son imaginaire.
Qu’est-ce qui, dans l’œuvre de Ni Tanjung, vous a fait penser que vous aviez affaire à une “véritable” artiste brute ?
Elle crée dans le silence, le secret et la solitude, sans ressentir le moins du monde un quelconque besoin de montrer ses œuvres, et surtout sans avoir en tête l'idée d'une reconnaissance ou d'une approbation de la part de qui que ce soit. Son œuvre se déploie à huis clos, et prend naissance grâce une énergie centripète, intense et sauvage. Cette femme a créé un système d'expression original et organise sa création selon un rituel précis – dont la dernière phase est de regarder ses dessins dans un miroir, en appréhendant le reflet de ses compositions.
Comment, aujourd’hui, distinguez-vous une artiste “brute” d’une autre artiste ?
L'artiste éprouve le désir – absolument légitime – de créer des œuvres qu'il désire ardemment montrer, exposer, présenter au regard d'autrui. La communication fait partie intégrante de son acte de création. On peut parfaitement le comprendre. En revanche, l'auteur d'Art Brut travaille par lui-même – de manière autodidacte – et pour lui-même – sans éprouver le besoin d'être reconnu comme une artiste. Il produit des œuvres sans même avoir conscience d'opérer dans le champ de la création. C'est l'une des distinctions fondamentales.
Votre actuelle exposition prouve que beaucoup d’artistes bruts restent aujourd’hui encore à découvrir dans le Monde. Comment repère-t-on ces artistes aujourd’hui ? Pensez-vous que certains d’entre eux resteront définitivement inconnus ?
Je suis persuadée que de nombreux créateurs opèrent, aujourd'hui encore, clandestinement dans le monde entier, et même près de nous. Nous avons besoin de l'aide de "sentinelles" qui nous signalent les personnes qui vivent à l'écart, peignent, sculptent, dessinent de manière confidentielle. C'est la raison pour laquelle il importe de développer des contacts et d'être en état d'alerte permanent! De nombreuses créations d'Art Brut ont disparu dans le passé. Celles que nous connaissons doivent être considérées comme des ouvrages qui ont été sauvés de la destruction. Beaucoup d'œuvres risquent de rester plongées à jamais dans l'oubli.
Que trouvez-vous dans l’art brut et que vous ne trouvez pas dans d’autres formes d’art ?
Les œuvres d'Art Brut portent en elles une charge expressive puissante, capables de nous bouleverser, de nous émouvoir, mais aussi de remettre en cause des certitudes artistiques et esthétiques – elles nous "tourneboulent", pour utiliser une expression de Jean Tinguely devant l'Art Brut!
Leurs auteurs réactivent des principes archaïques de l'acte de création. Toutes les propriétés et les vertus originelles de l'art – thérapeutique, mythique, religieuse, magique propitiatoire, protectrice, sont réactivées et pleinement à l'œuvre. Les œuvres de l'Art Brut me bouleversent émotionellement et intellectuellement. Ces sont des "déflagrations poétiques".
Quels sont vos projets pour les années à venir ?
Poursuivre mes recherches et mes découvertes et – bien entendu – les partager grâce à des expositions, des publications et des conférences. Et avec Anouk Grinberg et Anne Benoît, nous avons l'intention de donner vie et corps à des textes d'Art Brut, de les présenter sur la scène de théâtres de Suisse et de France, notamment à Paris. Les deux comédiennes françaises sont elles aussi fascinées par l'extravagance des ces textes et par leur poésie sauvage.